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Photo: Dany Dumont

Dany Dumont1,2

1Professeur et chercheur à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski, Université du Québec à Rimouski, Rimouski, Québec G5L 3A1 Canada

2Directeur du Réseau Québec maritime

 

Comment fait-on pour prévoir la trajectoire d’un objet flottant à la surface de l’océan? Quelles sont les forces en jeu? Ce vieux problème trouve beaucoup d’applications et mobilise encore beaucoup l’attention des chercheurs. Jetons-y un œil.

 
 
Figure 1. Visualisation des courants de surface de l’océan produite par le Goddard Space Flight Center de la NASA (https://www.youtube.com/watch?v=CCmTY0PKGDs&feature=youtu.be).
 

Perpétuel mouvement des océans

L’océan est en perpétuel mouvement. C’est ce que montre cette magnifique visualisation animée des courants à la surface des océans produite en 2012 par le Goddard Space Flight Center de la NASA (Figure 1). Elle illustre de manière éloquente la complexité, et la beauté, de la circulation océanique. Les lignes représentent autant de trajectoires de parcelles d’eau de surface qui ensemble forment une image de la circulation. Contrairement à l’image d’une circulation statique suggérée par les flèches dessinées sur les pages d’une encyclopédie, la circulation océanique telle qu’on nous la montre ici est turbulente, faite de structures cohérentes certes, comme des tourbillons ou des méandres, mais qui varient sans arrêt dans le temps et dans l’espace. Ceci implique que deux parcelles d’eau partant du même point, mais à des temps différents, suivront des trajectoires différentes.

Comment fait-on alors pour prévoir la trajectoire d’un objet à la surface de l’océan? Répondre à cette question peut contribuer à maximiser les chances de sauvetage en mer, à comprendre la connectivité des espèces et le fonctionnement des écosystèmes marins, à retrouver les débris d’un avion écrasé en mer, à prévenir les impacts d’une marée noire et beaucoup plus encore. L’idée de base est simple. Si l’on connait la vitesse (amplitude et direction) de l’écoulement de l’eau à la surface de l’océan à l’endroit où l’objet se situe, on suppose d’abord que l’objet se déplace à la même vitesse après quoi il ne reste plus qu’à intégrer sa vitesse pour obtenir son déplacement à partir d’une position initiale. Intégrer veut dire simplement dans ce cas-ci multiplier la vitesse par un petit intervalle de temps pour obtenir un déplacement, l’additionner à la position initiale, et répéter l’opération, en utilisant la valeur de la vitesse à cette nouvelle position pour calculer le prochain déplacement.

Pour faire cela, il faut donc connaître la vitesse de l’écoulement partout, c’est-à-dire à toutes les positions, pour toute la durée de la prévision désirée. Pratiquement, c’est uniquement par la modélisation numérique et l’assimilation d’une grande quantité d’observations des variables environnementales que l’on peut obtenir ce genre d’information.

Les systèmes de prévisions qui sont opérés de manière routinière, 24 heures sur 24, calculent l’état de l’atmosphère et de l’océan, incluant le vent et le courant de surface. Un objet flottant étant à l’interface entre deux fluides en mouvement, l’air et la mer, sa dérive est donc intimement liée au courant et au vent. Calculer la dérive implique de combiner les champs de vitesse du courant et de vent de la manière la plus représentative. C’est ce qu’on appelle un modèle de dérive.

Dans la suite de ce texte, nous verrons comment sont conçus ces modèles et comment des recherches récentes menées à l’ISMER et dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent ont mené à une meilleure compréhension de la dérive de surface et à de meilleures prévisions.

La cisaille et les vagues

La circulation de surface des océans est dans une large part contrôlée par le vent et par la rotation de la Terre. Ces deux aspects importants font en sorte qu’en présence de vent, le courant près de la surface est souvent plus fort que le courant juste en-dessous, tel qu’illustré sur la Figure 2. Il est aussi orienté dans une direction différente. C’est ce qu’on appelle la cisaille des courants, c’est-à-dire une variation verticale de l’amplitude et/ou la direction du courant horizontal. Le courant de surface calculé par un modèle de prévision océanique représente le courant moyen sur une certaine profondeur sous la surface, typiquement quelques mètres. La vitesse du courant près de la surface est donc systématiquement sous-estimée par la vitesse donnée par un tel modèle. Pour compenser ce biais, l’approche adoptée le plus couramment est d’ajouter une correction correspondant à un pourcentage a de la vitesse du vent (typiquement de 2 à 6%). Le modèle de dérive standard estime donc que la vitesse de l’objet est

uobjet = uocéan + auvent

Voilà la recette! En l’absence de vent, l’objet dérive à la vitesse du courant. Par contre, lorsque le vent souffle, deux phénomènes importants surviennent que ce modèle ne représente pas très bien. La première est que la cisaille du courant en surface (ou spirale d’Ekman) prend un certain temps à se mettre en place. La vitesse du courant près de la surface dépend donc ainsi de la façon dont les conditions de vent et de courant ont évolué dans les heures précédentes. Le second phénomène est bien connu de quiconque s’est un jour approché de la mer : le vent génère des vagues et celles-ci prennent également un certain temps et une certaine distance avant d’atteindre un équilibre. Or, les vagues induisent elles-mêmes une dérive (qu’on appelle la dérive de Stokes) qui peut atteindre des vitesses de 30 à 40 cm/s. Elle vient du fait qu’un objet flottant dérive plus dans la direction de propagation des vagues au sommet d’une crête qu’il dérive dans le sens inverse lorsqu’il se trouve au creux de la vague. La Figure 2 illustre également le fait que pour un même vent, les vagues générées près de la côte sont plus faibles que les vagues au large qui ont subi une poussée du vent sur une durée plus longue. Pour toutes ces raisons, il apparaît clair qu’une correction proportionnelle au vent local représente mal ces processus physiques contrôlant la dérive de surface.

Les recherches menées récemment par Tamkpanka Tamtare dans le cadre de sa thèse de doctorat ont montré qu’en tenant compte de la cisaille du courant et de la dérive induite par les vagues, des améliorations significatives peuvent être obtenues pour la prévision de la dérive. Cette méthode peut être représentée par l’équation suivante

uobjet = F(uocéan) + uvagues

F(uocéan) représente le courant à la surface extrapolé du courant proche de la surface uocéan donné par le modèle de circulation qui tient compte de l’évolution du vent au cours des 24 dernières heures, alors que uvagues est la dérive induite par les vagues calculée par un modèle numérique. C’est une recette un peu plus compliquée, mais qui représente mieux ce qui se passe à l’interface air-mer. Le lecteur intéressé est invité à lire l’article Tamtare et coll. (2019) publié dans la revue Journal of Operational Oceanography, pour en apprendre davantage sur la méthode proposée.

Pour évaluer ce modèle, près de 60 000 observations de dérive ont été recueillies par des bouées munies de balises GPS déployées à divers endroits dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent entre 2014 et 2015. Ces bouées (Figure 3) ont été conçues pour flotter près de la surface et ainsi simuler le comportement de petits débris ou de substances flottantes, comme le pétrole par exemple. Il existe plusieurs façons de comparer les trajectoires simulées avec les observations, mais elles indiquent toutes une amélioration significative de la prévision jusqu'à 72 heures de dérive. Après 3 heures de dérive la distance entre la simulation et l’observation est en moyenne de 1.5 km pour le modèle standard, alors qu’elle est de 0.5 km pour le modèle amélioré. Après 12 heures, on passe de 5.8 km à 3.4 km et après 24 heures, de 8.5 km à 5.5 km, respectivement.

Il subsiste encore, bien entendu, des écarts notables entre les prévisions et les observations. L’océan étant turbulent et chaotique, il subsistera toujours une limite de prévisibilité sur la dérive. Le temps et une bonne préparation resteront les facteurs clés dans les opérations de recherche et de sauvetage en mer. Les incertitudes devront toujours être prises en compte dans l’interprétation des résultats issus d’exercices de prévision de la dérive. Toutefois, après plusieurs décennies de développement des modèles et de recherche en océanographie physique, il y a encore place à l’approfondissement de notre compréhension du problème de la dérive et à l’amélioration des méthodes de prévision.

Les travaux mentionnés ici ont été réalisés dans le cadre d’un projet financé par le Réseau de centres d’excellence MEOPAR (Marine Environmental Observation, Prediction and Response) de 2013 à 2019. Les recherches se poursuivront à l’automne 2020 avec un déploiement massif de bouées dérivantes dans l’estuaire du Saint-Laurent dans le cadre du projet TReX (Tracer Release Experiment) financé conjointement par MEOPAR et le Réseau Québec maritime. L’objectif de ce projet sera de mieux caractériser la dispersion, c’est-à-dire la vitesse à laquelle deux bouées s’éloignent l’une de l’autre le long de leur trajectoire, par l’amélioration des méthodes d’observation et prévision. Le projet comportera également un important volet de recherche et de développement axé sur l’intervention, impliquant les principaux acteurs concernés dont la Garde côtière canadienne (GCC), le Centre d’expertise en gestion des risques d’incidents maritime (CEGRIM), le Centre national des urgences environnementales (CNUE), Environnement Canada et Pêches et Océans Canada.

D’ici là, profitez bien du Saint-Laurent et bon vent!

Références

Tamtare, T., D. Dumont, C. Chavanne (2019) Extrapolating Eulerian currents for improving surface drift forecast, J. Oper. Oceanogr., doi:10.1080/1755876X.2019.1661564.

Figure 2. Schéma simplifié des conditions physiques influençant la dérive d’objet flottant à la surface de l’océan. À droite, une bouée dérivante munie d’une balise GPS conçue pour flotter près de la surface et de simuler le déplacement de petits débris ou d’une nappe de pétrole (reproduite de Tamtare et coll. 2019).

Figure 3. À gauche, Tamkpanka Tamtare, étudiant au doctorat en océanographie physique à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski sur le point de lancer une bouée munie d’une balise GPS (Photo : Dany Dumont). À droite, la comparaison entre les trajectoires simulées par différents modèles et la trajectoire observée sur une durée de 4 jours (ligne noire). Le modèle A (ligne rouge) représente le modèle standard, alors que les modèles B, C et D sont des variantes du modèle amélioré. Les flèches représentent la vitesse de dérive observée (noire), le vent (magenta) et le courant de surface (rouge) à différents moments le long de la trajectoire (reproduite de Tamtare et coll. 2019).